Luria réalise alors que le problème de Veniamin, c'est que justement il n'oublie jamais ! Autrement dit, il amasse et stocke des quantités considérables de données et se montre incapable de s'en débarrasser. C'est en entraînant sa volonté qu'il réussit à mettre de l'ordre dans sa mémoire, en se disant à lui-même : "Oui, je veux voir" lorsqu'il souhaite retenir une information. Après plusieurs années de réflexion, Luria finit par comprendre que son patient est synesthète. C'est-à-dire que Veniamin n'opère pas de séparation entre ses cinq sens, mêlant ainsi le goût, l'ouïe, l'odorat, le toucher et la vue bien sûr. Quand il entend ou voit un mot, il le représente visuellement sous une forme bien précise, "rouge" devient un homme qui agite un drapeau rouge, une liste de chiffres se traduit dans son esprit par autant de sons, etc.
"C'est la convergence sensorielle qui explique la mémoire inouïe de Veniamin", note Luria dans ses écrits. A l'image d'un autre Russe, le compositeur Alexandre Scriabin qui, en rentrant chez lui après un concert, pouvait rejouer l'ensemble de la partition. Certains individus possèdent des qualités synesthétiques leur permettant de disposer d'une mémoire absolue. Il est peut-être préférable que ce don ne concerne qu'une infime minorité d'individus car ces derniers sont soumis à une telle activité du cerveau qu'ils sont parfois guettés par un véritable effondrement psychique. Epaulé par Luria, Veniamin, l'homme qui en savait trop, a survécu et même changé de métier puisqu'il est devenu très célèbre en se produisant dans des cabarets de music-hall à travers le monde entier.
[ Une mémoire sans limites
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